Archéologie, biologie, génétique…, des chercheurs ont réuni leurs savoirs et démontré que la consommation de lait et la fabrication du fromage remontent à la période préhistorique néolithique. S’il semble qu’à l’époque, les populations européennes étaient majoritairement intolérantes au lactose, une mutation génétique récente, induisant la persistance de la lactase, explique que la plupart des Européens soit aujourd’hui en mesure de digérer le lactose.
Le Néolithique, marqué par les débuts de l’agriculture et de l’élevage, a commencé aux environs de –9 000 ans au Proche-Orient. Depuis la fin des années 1990, de nombreuses études se sont intéressées à la transition alimentaire entre le Mésolithique des chasseurs-cueilleurs et le Néolithique des premiers agriculteurs, notamment à l’ancienneté de la production laitière. Le développement de méthodes d’identification de résidus laitiers en contexte archéologique a ouvert de nouvelles pistes de recherche sur l’utilisation du lait entre les IXe et IVe millénaires avant notre ère.
Le lait, un aliment consommé dès le début de la domestication animale
Pour comprendre les pratiques alimentaires passées, les poteries dans lesquelles ont été cuisinés, entre autres, des produits animaux, sont une source d’information importante. Lors de la cuisson, une partie des graisses des aliments est absorbée par l’argile poreuse des poteries utilisées comme marmites. Ces lipides peuvent rester préservés pendant des millénaires dans les pores de l’argile. Des chercheurs ont montré, dès le milieu des années 1970, qu’il était possible d’extraire et d’identifier des traces organiques issues de l’utilisation des poteries. La composition moléculaire des extraits permet de reconnaître les graisses animales, les huiles végétales, la cire d’abeille et les résines. Depuis la fin des années 1990, la spectrométrie de masse isotopique a permis d’aller plus loin dans l’identification des graisses animales. L’analyse de plus de 2 200 tessons de poteries provenant du Proche-Orient a montré la présence de résidus laitiers à partir du VIIe millénaire avant notre ère, ce qui en fait la plus ancienne preuve directe d’exploitation laitière. Ces résultats sont en accord avec les études archéozoologiques (études des ossements d’animaux) montrant des pratiques d’élevage orienté vers le lait dès le IXe millénaire avant notre ère, avant même l’invention de la poterie dans la seconde partie du VIIe millénaire. On assiste à cette époque à la régionalisation de l’exploitation laitière, avec une exploitation intensive autour de la mer de Marmara, entre les mers Noire et Égée. En Grande-Bretagne et en Irlande, des résidus laitiers ont été détectés dans plus de 80 % des tessons du début du néolithique. Les premiers néolithiques des îles Britanniques semblent même délaisser les ressources aquatiques omniprésentes durant le Mésolithique pour exploiter leur cheptel domestique, principalement pour leur lait. Au contraire, une transition plus graduelle entre ressources aquatiques et ressources animales domestiques (dont le lait) a été observée en Finlande et au Danemark, suggérant des stratégies de subsistance opportunistes, alliant la chasse, la pêche et la cueillette à l’élevage. Plus au sud, d’autres études ont montré une très faible exploitation laitière dans le nord de la Grèce, mais plus intense à l’est et à l’ouest de la Méditerranée.
Le fromage, un aliment traditionnel depuis 7000 ans
La découverte de résidus laitiers dans des tessons de poteries de taille et de forme très variables ne permet pas d’expliciter les pratiques alimentaires ni la nature des produits laitiers consommés. Cependant, la présence de tessons de poterie perforés sur des sites néolithiques a attiré l’attention de certains archéologues dès les années 1980. En Europe centrale, ces poteries perforées de trous millimétriques découvertes dans les sites archéologiques des premiers agriculteurs de cette région, ont longtemps été interprétées comme des faisselles, preuves de la fabrication du fromage dans ces villages.
Près de 30 ans plus tard, l’analyse des lipides extraits de tessons perforés provenant de la région de Cujavie (Pologne), a confirmé que ces poteries, datant d’entre 5 200 et 4 800 avant notre ère, avaient été utilisées pour la manipulation du lait. La présence de perforations dans ces récipients de typologie similaire à des faisselles modernes, ainsi que la détection de lipides d’origine laitière, apportent conjointement la preuve que ces poteries ont été utilisées pour la fabrication du fromage. Les perforations (réalisées avant la cuisson de l’argile) permettent en effet au caillé d’être séparé du petit-lait. Ce procédé, faisant intervenir la fermentation, permet de transformer le lait cru, riche en lactose, en fromage, produit laitier pauvre en lactose. La fabrication de fromage permet d’une part de conserver le lait qui est un aliment fragile, mais aussi de le transformer en un produit laitier plus digeste pour les populations intolérantes au lactose. À ce jour, les poteries utilitaires non perforées de ces sites n’ont pas livré de résidus laitiers, suggérant que le lait était principalement transformé en fromage.
Persistance de la lactase : une évolution récente pour les populations européennes
Si les sites archéologiques témoignent de l’utilisation du lait par les premières populations néolithiques, ceci ne nous informe pas sur leur capacité à digérer le lait. La lactase, enzyme qui permet de scinder le lactose du lait en glucose et galactose, voit son activité diminuer après le sevrage. Ce phénotype, appelé « non-persistance de la lactase », est un développement naturel des mammifères. Toutefois, environ un tiers des adultes dans le monde présente une persistance de l’activité de l’enzyme tout au long de leur vie. La distribution géographique de ce phénotype de persistance de la lactase chez les adultes est corrélée avec une pratique ancestrale du pastoralisme et de la traite laitière. Ce phénotype de persistance de la lactase est héréditaire et causé par des changements de nucléotides dans la séquence de l’ADN. A ce jour, au moins cinq variants génétiques, ou allèles, associés à la persistance de la lactase ont été identifiés, dont un seul (–13910*T) est présent en Europe. Les techniques d’étude de l’ADN ancien montrent que ce dernier était rare 3 000 ans avant notre ère. Cette observation est surprenante, considérant que de nos jours, sa fréquence peut atteindre près de 95 % de la population au nord-ouest de l’Europe. Un allèle atteignant de telles fréquences aujourd’hui est soit ancien, ce qui n’est pas le cas ici au regard des données de l’ADN ancien, soit associé à une pression adaptative : il semble que cet allèle ait augmenté en fréquence très rapidement sous pression de sélection. Des études de simulation suggèrent que ce processus d’adaptation aurait commencé en Europe centrale environ 6 000 ans avant notre ère.
En conclusion :
L’accès au lait a été possible après la domestication des vaches, brebis et chèvres, qui a commencé il y a 10 500 ans. Depuis cette période, le lait et les produits laitiers ont pris une place importante dans l’alimentation des sociétés de tradition pastorale et ont peut-être conditionné la survie de certaines populations durant le Néolithique. Il semble que le lait ait pu fournir un complément alimentaire important aux adultes capables de le digérer sans symptômes d’intolérance au lactose. En Europe, bien que la mutation génétique associée à la persistance de la lactase semble être apparue tardivement, l’analyse de dizaines de tessons perforés provenant de sites archéologiques, suggère que le lait était transformé produit fermenté, dont la consommation n’entraînait probablement pas de symptômes d’intolérance au lactose.
Pour en savoir plus: Gerbault P. , Roffet-Salque M. Histoire de l’utilisation des laitages et de la persistance du gène de la lactase. Cahiers de nutrition et de diététique. 2017 ; 52 (S1) : S19-S24.